Michel Meyer, Qu’est-ce qu l’Histoire? Progrès ou déclin? Paris, PUF, 2013

Être au courant des recherches de Michel Meyer peut aider à comprendre, d’abord le titre de l’ouvrage, sous sa forme de question, et aussi le point de vue proposé par le contenu. C’est parce que l’approche de Meyer sur la logique de la discursivité – en sciences ou dans la philosophie de la Sciences – a pour concept central le questionnement. C’est logique, c’est facile à comprendre et c’est purement séduisant, tellement cela sert à pénétrer les domaines les plus divers, pour en comprendre l’essence.

En tant que lecteur de ce nouveau bouquin, je m’attendais à ne trouver dans la Tables des matières que des interrogations. Je me sentis un peu trahi en retrouvant aussi bien des problèmes posés sous la forme bien connue des questionnements, que des titres de chapitres simplement descriptifs. J’ai vite compris que ce ne fut qu’une attente superficielle de ma part, vite comblée par ce qui allait suivre. Car le contenu du livre semble étre une application de cette vision révolutionnaire que propose Michel Meyer, la vision problématologique, à un domaine d’étude qui ne cesse d’intéresser aussi bien les scientifiques que le grand publc: l’Histoire. C’est-à-dire la manière dont l’humanité a su traverser les millénnaires depuis sa naissance sur la Terre et jusqu’à nos jours. D’habitude, l’Histoire semble avoir retenu des choses, des personnages, des évènements sous des formes comme: il y a eu cela, on a fait cela, tel personnage a entrepris tel acte, tel autre a accompli tel exploit etc. D’où viennent toutes ces assertions? C’est comme des réponses à des questions qu’on a oublié de poser explicitement. Et c’est justement ce que Michel Meyer propose de faire: poser les questions. Poser les justes questions. Un problème se forge chemin vers la surface de cette discussion: quelles sont les questions justes? À quoi devraient-elles nous faire réfléchir et comment provoqueraient-elles les réponses dont on a vraiment besoin? Dans ses Principia Rhetorica, Meyer fait une démonstration irrésistible en faveur de ce questionnement qui précède tout ce que les sciences – y compris l’histoire – nous dévoilent depuis que l’humanité s’est adonnée à ce genre d’occupation. On a vu, depuis, sa méthode embrassée par d’autres chercheurs, qui on produit des études bien intéressantes sur des applications de l’approche problématique (tel Constantin Salavastru, qui a donné un essai exceptionnel sur la problématique en philosophie). On voit maintenant Michel Meyer lui-même mettre à l’oeuvre sa méthode pour nous ouvrir une perspective toute nouvelle et provocatrice sur l’Histoire. L’entreprise n’est pas du tout facile, car nous-mêmes nous avons vécu une partie de cette histoire et, peut-être, certains d’entre nous ont essayé de comprendre ce qu’ils vivaient (en plein tourbillon des évènements) ou de comprendre ce qu’ils avaient traversé durant leur vie. Dans ce paysage, je fais un peu figure à part, car non seulement j’ai vécu consciemment la plus grande partie de ma vie (je peux reprendre ici les dires d’un Français célèbre: “ma vie a été très longue et je l’ai commencée très tôt”), mais de plus je me suis posé des questions sur ce qu’on appelle “le passé”, sans savoir, tout comme ce pauvre Monsieur Jourdain, que je pratiquais la problématologie.

L’idée centrale dans cette approche que propose Michel Meyer est celle d’une distance, d’une différence problématologique, la distance entre la question et la réponse. Dans ce cas, l’Histoire ne se présente plus comme un enchaînement de faits, mais comme des faits qui se présentent à notre esprit comme suite à des questions qu’on s’est posées sur les problèmes des sociétés humaines, le long du temps. Pour parler de la problématicité de l’Histoire, notre auteur signale le fait que, au milieu des forces agissant au sein des sociétés humaines (telles que: l’économie, la compétition avec les voisins, l’accès aux matières premières, la guerre – comme possibilité et aussi comme réalité – stratégies, lutte sociale, politique, religion) notre attention est toujours attirée par ce qui est promu comme problème par un questionnement. “L’unité de questionnement choisie – nous dit Michel Meyer – est parfois la culture, la classe sociale, le progrès et le déclin, la nation, l’empire et ce qui s’y passe, et c’est par et dans le choix de ces unités que l’historien va structurer ses découpes, décollant parfois du vécu des individus concernés, qui n’accordaient guère d’importance à de telles problématiques avant qu’elles n’éclatent comme problèmes” (page 21).

Notre auteur propose pour ce phénomène qui réside à faire surgir du vécu un fragment proposé comme problème le concept de dérivation, qui renvoie à la différence problématologique dont on vient de parler. L’histoire dérive de ce «plus tard» manifeste, nous dit-il.

Si l’on regarde l’Histoire comme “processus au cours duquel ce qui est n’est plus tout à fait le même que ce qu’il était” (page 23), on comprend que tout ce parcours de l’humanité est fait de différences et ceci pose un grave problème à l’individu: celui de l’identité. Les différences menacent les identités jusqu’à les rendre métaphoriques. Et “la métaphore est la figure qui capture la différence par une forme identitaire” (page 26). Cela ne s’arrète pas là: “problématiques, ces métaphores appellent alors de nouvelles réponses et ainsi de suite” (page 24). Par rapport à cette situation, Meyer propose une distinction bien utile entre sociétés anhistoriques et sociétés qui vivent une histoire (parfois, accélérée). Il s’agit, bien entendu, du refoulement problématologique, qui consiste à maintenir les questions hors de l’ordre des réponses. La question posée devient comme ligne de séparation entre un passé et un futur, car elle est posée dans le présent. On y voit la relation entre questionnement et historicité, où cette dernière n’est rien d’autre que le rapport entre le constant et le variable, autrement dit, la différence problématologique.

Un point important dans le livre que nous y présentons c’est ce que la question du titre parallèle propose comme sujet de réflexion: l’Histoire est-elle un chemin vers le progès ou parle-t-elle du déclin de l’humanité? Tout tourne autour de l’individu, de son identité et de son vécu. Il y a toujours eu, au plan personnel, la nostalgie du passé. Même l’avenir n’est plus ce qu’il était, dit une boutade. Mais quand on parle du passé, on s’en prend à l’idée du temps et Meyer s’arrête sur cette idée aussi et il la présente en prenant apui sur les dires de Kant, pour qui l’espace et le temps (questionnables par Où et Quand) ne sont pas des catégories, mais des formes de l’intuition sensible. Notre auteur va plus loin et y ajoute d’autres interrogatifs (Pourquoi, Comment, Qui, Quoi) lesquels sont, tous, “des catégories destinées à savoir ce que l’on cherche, mais aussi à répondre sur ce que l’on cherche à dire en tant que ce cela fait l’objet de la résolution, qu’elle porte sur lui” (page 32). À partir de là, on peut regarder les choses (donc l’espace) dans le temps, et on peut aussi comprendre la manière de les faire surgir de l’Histoire par la technique du questionnement. La façon de poser la question va donner le sens de l’Histoire, que l’on verra comme progrès ou comme déclin. Chaque révolution questionnera le passé comme si c’était un déclin qu’il faut arréter. L’optimisme va soutenir l’idée d’un progrès constant de l’humanité. En fait, constate Meyer, les deux concepts renvoient l’un à l’autre, “car ils expriment bien souvent deux manières inverses mais complémentaires d’appréhender la même réalité” (page 34). Et l’auteur nous envoie de nouveau à admirer son concept de dérivation qui a cette force de tout expliquer.

Dans l’ouvrage qu’il propose, Michel Meyer présente aussi bien une approche socio-historique, qu’une approche psychologique de l’étude de l’Histoire et il tourne autour de l’individu, autour de l’identité de celui-ci dans le monde et autour de la relation avec autrui pour expliquer les contradictions, les différences problématologiques, les réponses qui naissent des questions et les questions qui naissent des réponses. Notre auteur instale donc son discours sur la relation de l’individu avec le monde et surtout avec autrui. Nous retrouvons là une reprise de la rhétorique d’Aristote, avec les trois parties: l’ethos, le logos et le pathos. Dans le tableau qu’il dessine page 49, l’auteur nous invite à voir la relation entre les trois parties et les problèmes de l’Histoire, tels qu’ils sont signalés par le questionnement, avec une ouverture vers les problèmes de morale qui tiennent à la relation avec autrui (le pathos).

  Ethos Logos Pathos
Historicité Religion Art Morale
Effectivité Croyances Sciences Politique
Altérité Valeurs Economie Droit

 

Cela prépare une discussion sur l’idée de civilisation. Accomplir une civilisation serait l’intégration dans sa culture (l’ethos) des deux autres dimensions, le logos et le pathos. Il revient aux intellectuels de s’assurer qu’un ethos redéfini en éthique assurera un nouveau logos, adressé à la communauté pour déterminer un autre pathos qui serait un autre soi-même. À partir de là, les civilisations se distinguent, les sociétés se divisent en historiques et anhistoriques (que l’on peut aussi voir séparées en modernes et primitives) selon qu’elles comportent des différences minimales ou des distances dont on ne supporte pas qu’elles soient abolies. Dans les termes de Durkheim, cité par Meyer, il y aura opposition entre solidarité organique et solidarité mécanique. Dans le dernier chapitre, De l’hégémonie au déclin de l’Europe, Michel Meyer rencontre notre Lucian Boia pour ce qui est du rôle de l’Europe dans l’articulation de l’Histoire de toute l’humanité, à la seule différence que L. Boia restreint le déclin à l’Occident. Pour le reste, l’analyse est faite du même point de vue et donc dévoile le même état des choses. Question de… questionnement!

J’ai choisi pour la fin un passage qui me semble important pour attitrer l’intérêt des lecteurs avisés. Le voici:

“L’idéal serait de pouvoir rendre effective la liberté projective au niveau des libertés constituées, de les faire coïncider, comme si, socialement, chacun allait pouvoir transcender sa condition sociale, ou simplement, vivre dans l’idéal qu’il trouve normal. On a souvent dit, depuis les travaux de Karl Mannheim, que seul l’intellectuel pouvait, de par sa profession, transcender ses origines et faire de la liberté universelle le combat inhérent à l’exercice de sa liberté comme être social, autonomisant par rapport à ses origines et à ses enracinements initiaux. Cela ferait de l’intellectualité l’idéal, la valeur suprême du développement social: permettre à tous de réaliser ce qu’il souhaite malgré les contraintes sociales qui, en général, l’en empêchent ou ne lui donnent même pas l’idée d’avoir cet idéal. La culture émancipe”.

“La question est là et elle remet tout en question” disait Jacques Prévert.

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