Paris, l’Harmattan, 201
Prendre pour sujet la vie extra-ordinaire d’un personnage que l’auteur même traite d’égal à ceux de la Renaissance est une entreprise gigantesque, qui devrait faire peur. Sauf que notre auteur, M Jean Michel Cantacuzène s’est déjà durci à la tâche: il a donné il y a quelque temps (en 1992) un bouquin épais sur l’histoire de sa famille à partir des empereurs byzantins. Mille ans dans les Balkans (Paris, Ed. Christian) est l’histoire des Cantacuzène, telle qu’elle a été surprise par ce descendant qui vit près de Paris, au milieu de milliers de livres dont nombreux sont anciens et certains sont même rares.
Donc, aucune surprise dans cette nouvelle apparition due aux Éditions de l’Harmattan. Du moins, pas pour nous, car M Jean Michel Cantacuzène nous honore de son amitié depuis longtemps et en plus nous offre sa collaboration: en tant que membre de l’équipe de BIBLOS où je sers modestement comme rédacteur-en-chef, nous avons eu, le long des années, le plaisir de publier des travaux signé par lui, la plupart sur des points d’entrecroisement de l’histoire roumaine avec l’histoire de la France. Ce que nous savions de M Cantacuzène comme auteur se vérifie dans le livre que nous avons le plaisir de présenter ici: documentation parfaite, style rigoureux, mais empreint d’une ironie aussi fine que mordante, connaissance globale des faits et de la politique du XX-ème siècle (son activité dans la diplomatie lui vaut un entendement supérieur des événements, des personnages, du sens des discours publics, et donc un entendement supérieur de l’Histoire).
Et c’est justement l’Histoire, celle de l’Europe de la première moitié du siècle dernier, que ce livre présente à travers l’histoire personnelle de Georges Mathieu Cantacuzène, “le plus remarquable des boyards roumains de sa génération”, comme il est caractérisé par l’auteur. Comme la personnalité du héros est complexe et riche, la présenter équivaut à jeter de la lumière sur le XX-ème siècle de maints points de vue. Car GMC fut architecte et professeur d’architecture, peintre, écrivain, philosophe, mais aussi – conscient du devoir que lui incombait sa descendance – homme politique (député au Parlement roumain) et diplomate occasionnel. Par ailleurs, il faudrait le percevoir comme un grand voyageur (de ceux qui vont dans les profondeurs des cultures qu’ils rencontrent sur leur passage), un père de famille (dont la sensibilité s’est nourrie toute sa vie de l’amour pour les siens), un grand patriote.
En suivant, donc, le personnage central, dans ses faits, ses rencontres et ses contacts, dans les terribles accidents que la vie lui avait réservés et surtout dans les commentaires qu’il a laissés de tous les tourments de sa vie, c’est traverser plusieurs fois l’Europe et parfois l’Océan, vers l’Amérique, c’est croiser des personnages et des personnalités de la vie publique de partout (de Marthe Bibesco et Constantin Brâncusi jusqu’à Argetoianu et, plus tard, le Métropolite Justin Moïsescu de Iassy), c’est découvrir des détails inédits de la politique européenne de l’entre-deux-guerres et voir la guerre contre l’URSS à travers le prisme d’un correspondant de guerre chez qui l’esprit artistique prévaut devant la simple tâche d’écrire des rapports depuis le front. En plus et surtout, c’est connaître les humiliations des camps de concentration de la Roumanie soviétisée, comprendre les affres de ceux qui se faisaient nommer “ennemis du peuple”, (re)voir la misère de ces temps où l’on avait l’air de se permettre de ne pas faire bon usage des grands esprits et où l’arbitraire jouait le rôle central dans l’existence des Roumains. Voici un fragment d’une lettre à sa femme, où GMC parle de l’état de son métier d’architecte en Roumaine, en 1955:
“[…] métier, que moi j’ai presque quitté car, tel que l’on veut je ne puis et tel que je puis, on ne veut. Or, dans le domaine de l’esprit, je ne concède rien” (p. 54).
Il y a là aussi la position explicite d’un de ces grands esprits que la Roumaine avait l’air de vouloir annihiler à tout prix. C’est justement ce genre de position – plus ou moins explicite – qui mettait au risque des personnages comme GMC. Sa femme le savait bien (suite à l’emprisonnement de GMC, de 3 mois, sous les légionnaires) et voici un court commentaire que l’auteur, Jean Michel Cantacuzène en fait:
“[…] Sanda avait compris que Georges n’était ni invulnérable, ni à l’abri des coups, des coups du sort, des mauvais coups, des coups bas ou des coups tordus, lui qu’on avait envoyé en prison comme ça, pour rien, lui qu’on envoyait à la guerre à l’âge de 42 ans, lui qui pouvait être blessé, voire tué…” (pp. 267-268).
Et lorsqu’elle parlait de cela le plus dur n’était pas encore arrivé pour GMC: le goulag, la séparation pour toujours de sa famille, la misère, les emplois incertains et le traitement humiliant auquel le nouveau régime allait le soumettre jusqu’à sa mort. Le sous-titre de ce livre (De la Belle Époque à la République populaire) ne peut être compris dans toute l’horreur qu’il rend que par ceux qui sont au courant des changements dramatiques que l’après-guerre a apporté dans la vie des Roumains. De la normalité de la libre circulation des gens et des valeurs dans l’espace d’un monde qu’on prenait la fierté de nommer “libre”, à la rupture totale de deux mondes au sein du même continent, de la possibilité d’aller retrouver les siens partout dans le monde, à la conscience de s’en retrouver séparé à jamais, de la conversation enrichissante des milieux artistiques, à la fermeture brutale d’une exposition pour des raisons de “vengence” politique contre des “ex”, pratique commune du régime communiste. Cela allait jusqu’aux plus mesquins aspects: visiter les sites de ses chantiers, pour un architecte d’avant la guerre, c’était s’y rendre en voiture (sa propre automobile, dans le cas de GMC), alors que dans les années de la République populaire, c’était risquer sa vie sur la platforme d’un camion conduit à grande vitesse sur des sentiers de montagne (ce qui, d’ailleurs, a vallu à notre héros un accident le laissant boiteux, après maintes opérations au genou). Voilà comment devrait être lu le sous-titre: des années enrichissantes des études à Paris, des voyages (assez fréquents) en Italie, des voyages professionnels aux Etats Unis (pour surveiller la construction du pavillion roumain de la World Fair, 1939), des voyages en Iran mais aussi en Angleterre, et en Suisse, et en Allemagne, à l’immobilité imposée par le régime soviétisé d’après la guerre, au tracassement perpetuel administré aux représentants des classes nobles d’autrefois, à l’impossibilté même de s’entretenir librement avec ses pairs, à exposer librement ses idées, à faire son métier comme on l’entend. Du calme des projets envisageables, à l’arbitraire imposé par le bon gré d’une poignée de vendus, de la normalité, à la suspension des droits privés les plus élémentaires, voilà la distance suggérée par le sous-titre. Et Georges Mathieu Cantacuzène parcourut toute cette distance. L’ironie amère du destin voulut qu’il tombe victime justement de la reconnaissance de sa valeur, parce que trop tardive. Voyons le texte:
“La dernière semaine d’octobre 1960, il y eut grande agitation à Iassy car on y célébrait les cent ans de l’Université. Le 26 octobre, un mercredi, eurent lieu les cérémonies et discours officiels. Les étudiants et professeurs accueillaient les représentants des universités d’Europe. Le lendemain, les hôtes étrangers étaient invités à visiter la ville et on leur fit voir les institutions culturelles et les beaux monuments. On leur fit également visiter la cathédrale où était le chantier de Georges. Le premier pavillon était achevé et le Recteur de l’Université de Padoue exprima son étonnement en voyant là une loggia vénitienne et la salle florentine. L’architecte Georges Cantacuzène fut alors invité à donner quelques explications au groupe de recteurs et de doyens étrangers, ce qui a ajouté au prestige du peuple roumain, précise le pope Paul Mihail, qui raconte ces événements.
Deux jours plus tard, c’est-à-dire le samendi 29 octobre, eut lieu un grand banquet, à l’occasion du centenaire de l’Université. Georges y fut convié, d’autant qu’il était un des rares à parler couramment le français, l’allemand, l’italien. Comme dans tout banquet, on mange et on boit plus que de coutume. Georges habitué depuis deux ans au régime monacal mangea et but trop. Ne se sentant pas bien, il quitta la salle du déjeuner et descendit de la colline de Copou vers la cathédrale en traînant son pied douloureux. Montant dans sa cellule pour se reposer il s’affala sur son lit et eut aussitôt une douleur intense dans le ventre, du côté du foie. C’était samedi, nul ne l’entendit gémir pendant deux jours dans sa cellule et pendant deux jours il perdit tout son sang en une hémorragie interne. Lundi, ne le voyant pas, son chef de chantier vint le chercher: Georges gisait inanimé, blanc comme un linge, tombé en syncope. En fait il était mort.” (pp. 82-83)
Devant des cas pareils où des vies exemplaires se retrouvent tordues par l’Histoire et où la même Histoire s’applique à effacer leurs traces, la réponse la plus juste est ce genre d’action, comme notre auteur, M Jean Michel Cantacuzène, a décidé d’entreprendre: écrire, dévoiler, raconter, faire connaître. Les Editions de l’Harmattan, à travers la plume de Jean Michel Cantacuzène, nous offrent une lecture instructive et émouvante à la fois. C’est le résultat d’un travail de documentation immense et d’une volonté exceptionnelle de réhabiliter le nom d’un personnage gigantesque, maltraîté par l’Histoire.